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Pourquoi les projets technologiques « réussis » manquent-ils de produire les résultats d’affaires escomptés ?

12 février 2006

Des technologies et des Hommes

Au cours des dernières décennies, l’utilisation des technologies de l’information et de communication (TIC) a connu un essor foudroyant. Les TIC occupent une place prédominante dans la société moderne, tant dans la vie privée que dans les activités commerciales. Particulièrement, l’intégration du traitement de l’information et des télécommunications a conduit à la communication mobile sans fil, à Internet, au commerce électronique, aux collecticiels privés et sociaux ainsi qu’à divers autres moyens d’échange et de collaboration. Au 21e siècle, ces nouvelles technologies offrent à la fois la promesse d’améliorer radicalement la qualité de vie et l’efficacité de partage et d’échange entre les individus, mais aussi le risque de désastres sociaux et commerciaux (ex : La faillite de FoxMeyer[1]).

Bien que la majorité des études favorisent l’usage des TIC comme levier de changement, d’autres indiquent également que des forces significatives ont pour effet de maintenir le statu quo dans les organisations, et ce, malgré une mise en œuvre réussie de la technologie.[2] Ces recherches pointent sur l’influence profonde qu’ont les contextes sociaux et organisationnels dans l’adoption de nouvelles façons de faire liées aux technologies. Implanter une technologie est un défi de taille, mais modifier les habitudes des individus et les « règles de comportement » associés à une culture est un défi bien plus complexe.

Les entreprises estiment qu’au cours des prochaines années, la majorité de leurs employés vivront des bouleversements significatifs causés par la mise en œuvre de changements.[3]  Considérant les sommes immenses investies régulièrement dans les nouvelles technologies et le faible taux de concrétisation des résultats d’affaires escomptés, peut-on vraiment laisser le succès (ou l’échec) à une question de chance ?

Un constat s’impose

Plusieurs s’interrogent de plus en plus sur la valeur ajoutée des nouvelles technologies du point de vue de leur apport aux résultats d’affaires. La désuétude technologique est maintenant une question de mois en non d’années. Alors, comment faire pour s’assurer de rentabiliser des investissements aussi importants ?

Le syndrome de la pensée magique.

Le simple fait qu’une technologie soit installée, opérationnelle et rendue disponible n’est pas une garantie de réalisation des bénéfices escomptés. Ceux qui croient autrement ont un raisonnement simpliste décrié par plusieurs depuis des années. Malgré l’appui de la direction et l’enthousiasme initial du personnel, bien des projets réussis d’un point de vue technique sont considérés comme des échecs d’affaires, en ce sens qu’ils n’engendrent pas les résultats et les changements réellement escomptés.

Certains en profitent alors pour vanter les mérites des approches participatives, telles que promues par la réingénierie des processus et l’Agilité, diverses firmes technologiques et les méthodes modernes. Cependant, bien que ces approches constituent des apports significatifs – voire essentiels – au succès des projets, elles s’avèrent insuffisantes.

Un phénomène qui ne se limite pas aux technologies.

Plusieurs études rapportent aussi que la grande majorité des initiatives de transformation ou réingénierie des processus ne produisent pas les résultats escomptés.[5] D’autres études récentes démontrent aussi que le fait de modifier le contexte organisationnel dans lequel travaillent les individus n’implique pas nécessairement que leurs « habitudes de travail et leurs façons de penser » seront significativement modifiées.[6]

Ces initiatives ne permettent pas d’atteindre les objectifs d’affaires fixés parce que les enjeux organisationnels, et particulièrement le volet humain, ne sont pas adéquatement abordés.[7] Pire, depuis le tournant du siècle la majorité des approches de gestion du changement se sont formalisées et mécanisées sur la base des préceptes découlant de l’expérience de mise en œuvre de solutions progicielles et de périodes de changement discontinues.

Malheureusement, aujourd’hui nous vivons dans un contexte de multiplicité des changements concurrents et accélérés ce qui rend le changement une démarche encore plus difficile, souvent pénible et toujours coûteuse. La gestion du changement dans ce nouveau contexte est un processus complexe qui sort du vocable habituel de la gestion du changement traditionnelle.

Mieux gérer le volet humain

De nos jours, mener un changement et se transformer requiert du flair, une grande créativité et beaucoup de diplomatie. Invariablement, les initiatives d’envergure provoquent souvent des réactions imprévisibles et peuvent susciter de fortes réactions. Malgré l’attrait potentiel d’un changement, les personnes affectées vont naturellement démontrer des réticences, du moins au départ.

Comprendre la source des craintes et préoccupations.

L’anticipation d’une période d’inconfort et la crainte de l’inconnu entraînent régulièrement l’échec d’initiatives de changement. Tout joueur clé qui perçoit le changement comme une menace pour ses intérêts personnels ou son positionnement dans l’organisation sera enclin à défendre ses acquis. Conséquemment, toute action perçue comme imposée peut accroître le degré de résistance au changement, alors que des débats interminables peuvent être interprétés comme un signe d’incapacité des dirigeants à prendre des décisions.

Pour le personnel, ces changements peuvent engendrer différentes émotions : incertitude, confusion, frustration, déception, impuissance, anxiété, etc. Celles-ci découlent d’un conflit souvent irréconciliable entre la façon dont chacun avait l’habitude de percevoir son travail et l’organisation autour de lui, et la perception actualisée des valeurs, croyances et comportements des dirigeants. Cette incohérence remet en question la compréhension du rôle que chacun joue au sein de l’organisation, laissant le personnel momentanément incapable de donner un sens aux événements et à son milieu de travail. Dans de telles conditions, certains peuvent même tenter de miner le projet de changement.

Tel que le mentionne Nicolas Machiavel :

« Il n’est rien de plus difficile à prendre en main, de plus périlleux à diriger, ou de plus aléatoire, que de s’engager dans la mise en place d’un nouvel ordre des choses, car l’innovation a pour ennemis tous ceux qui ont prospéré dans les conditions passées et a pour tièdes défenseurs tous ceux qui peuvent prospérer dans le nouvel ordre des choses. »

Donner une chance d’apprivoiser le changement …

La bonne pratique veut que l’on fasse preuve de prudence en exécutant des projets « pilotes »; puis, lorsque les résultats préliminaires sont probants, on procède à un déploiement progressif dans l’ensemble de l’organisation.

Il ne faut surtout pas oublier que les conditions qui prévalent dans le contexte d’un projet pilote ne sont pas nécessairement les mêmes pour l’ensemble de l’entreprise. Très souvent, le groupe pilote est largement composé d’adoptants précoces, ce 30 % d’individus déjà prédisposés au changement proposé. À la suite d’un succès du projet pilote, on a tendance à se réjouir rapidement du succès à venir du projet. La conclusion rapportée par ces projets pilotes est pourtant biaisée et elle ne représente pas les chances de succès d’un déploiement à l’ensemble de l’organisation.

… sans précipiter.

Malheureusement, ce sont les 65 % de conservateurs récalcitrants qui font généralement échouer les initiatives de changement, et parce que leur collaboration est difficile, on a tendance à les mettre de côté dans le cadre des projets. De telles forces dans l’entreprise empêchent la réalisation des changements requis aux habitudes de travail.

La conséquence : la technologie nouvellement mise en œuvre est souvent strictement employée de manière à maintenir le statu quo.

Mais ceci n’est pas nouveau

Ce phénomène n’est pas récent : il y a près d’un demi-siècle, Henry Lucas avait déjà suggéré que « la cause première des échecs des systèmes d’information est liée à des problèmes de comportement organisationnel ».[8] En 1987, R.J. Long indiquait que 10 % des échecs dans les applications administratives étaient occasionnés par des problèmes techniques, alors que 90 % pouvaient être associés à des « enjeux organisationnels ». [9]

Aussi, les hauts dirigeants des entreprises du Fortune 500 ont confirmé que la « résistance au changement » est la raison principale de l’échec des initiatives. Dans la même veine, une étude de Deloitte Conseil auprès de chefs de l’information conclut que la résistance est la principale raison de l’échec des projets. Non pas une insuffisance de ressources ou de compétences, mais plutôt cette réaction délicate et émotive qu’ont les êtres humains face au changement.[10]

Intuitivement, la majorité des dirigeants sont au fait de ce phénomène. Malheureusement, la recherche démontre aussi que la plupart ne gèrent pas adéquatement ces enjeux.[11]  Aujourd’hui encore, peu d’entreprises forment leurs dirigeants en gestion du changement, ou encore encadrent leurs initiatives de changement avec un processus formel ou institutionnalisé. Les résultats sont des changements qui se concrétisent « par hasard », souvent trop tard, au prix de grandes difficultés organisationnelles.

Les principales leçons.

  • L’inadéquation entre le rythme des changements et la capacité du personnel à les absorber est aussi une cause fondamentale de l’échec des initiatives de changement.[11] Parce qu’il est typiquement plus exigeant et moins tangible de modifier des comportements et des « façons de penser » que de modifier des solutions techniques, le facteur humain est négligé.
  • Plusieurs études concluent malgré que la presque totalité des dirigeants considèrent les enjeux organisationnels sont au moins aussi importants que les enjeux techniques, il ne traitent ces enjeux que de manière superficielle, s’ils le sont.[12] Il semble que les principaux intervenants n’ont pas le temps, les outils, ni l’expertise pour aborder les enjeux organisationnels, peu importe l’importance accordée à ceux-ci. De plus, à cause des fortes contraintes des projets, les enjeux organisationnels sont souvent ignorés au profit de la livraison d’un système techniquement fiable, dans les délais et le budget fixés. En raison de la nature intangible, ambiguë et politique des enjeux organisationnels, un traitement souvent superficiel est réalisé et on néglige de prendre formellement en charge la gestion des réelles préoccupations sous-jacentes à la « résistance ». Conséquemment, dans la plupart des cas, la gestion de ces enjeux est « laissée à la chance » et elle glisse entre les fonctions de soutien et les dirigeants des domaines d’affaires concernés.
  • Certains prétendent que la sous-estimation des impacts du changement est le facteur prédominant qui mène à l’échec.[13] Gartner cite une étude sur la relation entre les projets technologiques et le degré de changement organisationnel. Les chercheurs ont observé que le tissu organisationnel est significativement touché dès que le changement affecte la structure hiérarchique, le modèle d’affaires, les canaux de communication, l’autorité, les chaînes de travail ou les rôles et responsabilités. La nature même des relations entre individus et groupes dans l’ensemble de l’entreprise est alors modifiée. Gartner conclut que sous-estimer la portée d’un tel changement conduit inévitablement à des dépassements de coûts et de délais, ce qui augmente considérablement le risque d’échec des projets. Évaluer adéquatement les impacts organisationnels de tout changement découlant de l’introduction des nouvelles technologies est donc un facteur de succès [13], si cette analyse est conduite avec sérieux auprès de bonnes parties prenantes.

Conclusion

Le seul fait d’être conscient des jeux politiques internes est insuffisant; un programme qui s’attaque aux enjeux organisationnels liés à la transformation doit être élaboré et mis en œuvre de façon proactive et intégrée au sein de l’ensemble de l’œuvre.

Bien que les activités de gestion du changement peuvent représenter jusqu’à 25 % des dépenses totales d’un projet, selon l’ampleur du changement visé, les entreprises qui adhèrent à un tel programme verront le taux de succès commercial de leurs initiatives s’accroître significativement.[12]

De nos jours, les entreprises doivent acquérir une capacité d’adaptation durable afin que leur organisation et leur personnel soient capables d’absorber davantage de changements dans l’avenir. Rien ne laisse présager que le rythme des changements organisationnels va ralentir; au contraire, il ne fait qu’accélérer. Un investissement adéquat dans la gestion du volet humain de tout changement contribue à la croissance d’une entreprise et à sa capacité de survivre à des changements rapides et continus. Cette capacité constitue un avantage compétitif important.

Je suis d’avis que la réalisation d’une transformation ou d’un changement d’envergure requiert davantage que l’atteinte des objectifs d’un plan, le charisme de bons leaders ou la réalisation décousue de multiples initiatives en silos. Combiner et concerter les efforts des diverses disciplines concernées par un projet et soutenir cette concertation par des approches basées sur la réalisation des bénéfices [4], la gestion du risque et la gestion de programmes, semble une façon efficace de mener un changement d’envergure au sein d’une organisation. Malheureusement, l’isolement des travaux de recherche dans ces disciplines ne permet pas d’en faire la démonstration aujourd’hui.

Références

1     Jesitus, John, « Broken Promises? – FoxMeyer’s project was a disaster. Was the company too aggressive or was it mislead? », IndustryWeek, 3 novembre 1997.

2     Olesen, Karin et Myers, Michael D. (1999), « Trying to improve communication and collaboration with information technology – An action research project which failed », MCB University Press, Information Technology & People, Vol.12 No.4, pp. 317-332.

3     Peter Scott-Morgan, Erik Hoving, Henk Smit and Arnoud van der Slot, « The End of Change », Arthur D. Little, 2000.

4     Thorp, John, « The Information Paradox : Realizing the Business Benefits of Information Technology, McGraw-Hill Ryerson, 1999.

5     Kearney, A.T., étude citée dans le rapport de Business Intelligence intitulée « Managing and Sustaining Radical Change », 1997.

6     Moreno, Valter Jr. (1999), « On the social implications of organizational engineering  – A phenomenological study of individual experiences of BPR processes », MCB University Press, Information Technology & People, Vol. 12 No. 4, pp. 359-388.

7     Kabat, D.J., « Information Technologies to Manage the Next Dynamic », dans Berger et Sikora (Ed.), The Changement Management Handbook, Irwin Professional Publishing, NY, 1994, 221.

8     Lucas, H.C. (1975), « Why Information Systems Fail », Columbia University Press, NY.

9     Long, R.J. (1987), « New Office Information Technology : Human and Managerial Implications », Croom Helm, Londre.

10   Rick Maurer, « Using Resistance as a Force for Change », OD Practitioner, Issue 2, 1999.

11   Young, C., « Using Change Management to Improve Strategy Execution », Gartner Group, Research Note, K-09-2877, 8 octobre 1999.

12   Doherty, N.F. et King, M. (1998), « The importance of organizational issues in system development », MCB University Press, Information Technology & People, Vol. 11 No. 2, pp. 104-123.

13   Young, C., « Understanding the Total Magnitude of IT-Driven Change », Gartner Group, Research Note, DF-09-3188, 8 octobre 1999.

14   Santos, John, « The Politics of Change », META Group, Executive Directions, 7 septembre 1999.

 Voir aussi :

Bussen, W. et Myers, M.D. (1997), « Executive information system failure : a New Zealand case study », Journal of Information Technology, Vol. 12 No. 2, pp. 145-153.

DeSanctis, G. (1993), « Shifting foundations in group support system research », dans Jessup, L.M. et Valacich, J.S. (Ed), Group Support Systems : New Perspectives, MacMillan, NY.

Myers, M.D. (1994), « A disaster for everyone to see : an interpretive analysis of a failed IS project », Accounting, Management and Information Technologies, Vol. 4 No.1, pp. 19-37.

Walsham, G. (1993), « Interpreting Information Systems in Organizations », John Wiley and Sons, Chichester.

Walsham, G. (1995), « The emergence of interpretivism in IS research », Information Systems Research, Vol. 6 No. 4, pp. 376-394.

 

© Éric Magnan, Services conseils Pragmatik Inc.